Le Sang séché (Chi Wa Kawaiteru) de Kijû Yoshida (1960)
Apprenant que son entreprise a décidé de licencier tous les employés, l'un d'entre eux, Kiguchi, se présente à la réunion du personnel avec un révolver qu'il se braque sur la tempe en criant "Ne nous licenciez pas. Mon sort m'est égal, mais ne licenciez pas les autres !" et il tire. Le coup est dévié par un camarade et Kiguchi n'est que très légèrement blessé à la tête. Son geste est récupéré par les publicitaires d'une compagnie d'assurance qui décident faire de lui le personnage central d'une grande campagne médiatique.
Kiguchi est alors présenté comme le héros altruiste qui a voulu donner sa vie pour les autres. Il devient une star, un modèle, et il est reçu partout. Seul un paparazzi met en doute cette version de l'histoire. Prêt lui-même à toutes les coups tordus et à toutes les bassesses pour obtenir ce qu'il veut, il n'accorde aucun crédit à cette histoire d'abnégation -- son expérience des médias l'a débarrassé de toute naïveté et de tout romantisme. Il n'a alors qu'une idée : dévoiler la supercherie et faire tomber l'icône. Sa première phrase, dans le film, il la prononce en arrivant à l'hôpital pour couvrir l'événement : "Ah, le suicide, hara-kiri, la pendaison, les Japonais ne savent faire que cela". On voit qu'il considère le suicide, par ailleurs glorifié par la tradition japonaise, comme une sale manie nationale. Il ne croit donc ni au désintérêt, ni à la grandeur du geste. Et il n'a pas tort, car le film montre bien qu'au départ Kiguchi est tout à fait conscient de n'être pas l'homme altruiste que l'on décrit. Il est même gêné que l'on fasse de lui un héros alors qu'il ignore pourquoi il a commis ce geste insensé. Il entre dans le cirque médiatique à reculons, poussé par sa femme et par le collègue qui lui a sauvé la vie et qui tous deux voient surtout les retombées financières du rôle de héros qu'on veut lui faire endosser. Une fois entré dans le jeu, et à force de répéter qu'il voulait mourir pour que les autres soient heureux, Kiguchi finit par y croire et par s'identifier à l'image valorisante qu'on donne de lui. Le sacrifice altruiste devient alors son identité et sa raison de vivre...
Le DVD comporte une introduction de Kiju Yoshida qui y explique qu'il voulait dénoncer l'idée du sacrifice personnel pour le bien de la communauté comme étant une supercherie. Une supercherie qui a été la base du discours militariste japonais avant et pendant la guerre et qui a conditionné le peuple pour lui faire accepter tous les sacrifices sans protester, sans se rebeller, et qui l'a finalement mené vers ce que l'on peut interpréter comme un vaste suicide collectif "pour le bien du pays"...
Je regrette d'avoir regardé l'introduction avant d'avoir vu le film car n'ayant pas connu la guerre, et vivant dans un pays ou le sacrifice personnel n'a jamais vraiment fait partie des idéaux, je me demande si j'aurais perçu cet aspect de la réflexion. Le film étant très contemporain dans son approche de la communication de masse, je n'y aurai peut-être vu qu'une critique des médias, car il met en scène les processus de manipulation de l'individu et des masses. Mais, finalement, tous ces thèmes se rejoignent, car la propagande, qu'elle soit faite à des fins politiques ou commerciales, a les mêmes techniques et les mêmes bases : réalité déformée, faits falsifiés et slogans martelés jusqu'à ce que l'homme de la rue les intègre, malgré lui...
La manipulation opérée par l'agence publicitaire pour transformer le geste absurde de Kiguchi en sacrifice grandiose, est un écho de celle qui a été réalisée par le régime fasciste pour faire d'un peuple entier un instrument de conquête.
Ce que le film de Yoshida montre bien aussi, c'est comment l'individu manipulé, une fois convaincu, devient, en toute bonne foi, manipulateur à son tour -- l'individu manipulé manipulateur étant le rouage de base des régimes totalitaires.
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