11.8.19

"Jabberwocky" de Masato Hisa – un manga steampunk ?


Jabberwocky est un manga en sept volumes sorti au Japon en 2008 et publié en France entre 2014 et 2016 chez Glénat. Il raconte, sur fond d’ère victorienne, les aventures de Lily Apricot, une espionne britannique portée sur la bouteille, et de Sabata Van Cleef, son acolyte.
L’histoire est soutenue par un graphisme recherché : violents contrastes de noir et blanc, dessin stylisé, anguleux, parfois aux limites de l’abstraction. L’auteur revendique les influences de Gôseki Kojima, le dessinateur de Lone Wolf and Cub, et de Frank Miller également inspiré par Kojima. Au point de vue graphique, nous sommes donc, entre polar noir et codes manga, en présence d’une œuvre originale et typée.
Sabata, comme de nombreux autres personnages du manga, est un dinosaure, car l’intrigue repose sur l’idée qu’ils n’ont pas disparu, mais vivent cachés afin de ne pas subir le sort du Jabberwock de Lewis Carroll, d’où le titre. Leur présence inscrit l’œuvre dans la lignée populaire du récit de fiction préhistorique, et plus précisément dans celle de la trilogie West of Eden (1984-88) de Harry Harrison, qui est l’un des rares auteurs à avoir exploité l’idée de la survie de ces animaux et de leur évolution jusqu’à un stade d’intelligence supérieure, mais, si le dinosaure appartient bien au domaine de la SF, est-il soluble dans le steampunk ?
Pour répondre à cette question j’ai appuyé mon analyse sur la thèse de Mike Perschon The Steampunk Aesthetic : Technofantasies of the Neo-Victorian Retrofuture (2012). Ayant constaté que personne ne s’accorde sur sa définition et que toutes les propositions avancées laissent une partie des œuvres de côté, il suggère, même si le steampunk apparaît comme un sous-genre de la science-fiction, de le voir comme une esthétique appliquée à d’autres genres ou sous-genres. Par esthétique, il entend un ensemble de motifs et de thèmes récurrents. Il privilégie ainsi l’approche descriptive qui permet de prendre en compte une production hétérogène.
Après examen d’un corpus important d’œuvres littéraires, il parvient à la conclusion que toutes présentent trois caractéristiques fondamentales et qui sont celles à retenir pour classer une œuvre dans le sous-genre steampunk : le néo-victorianisme, la technofantasy et le rétrofuturisme. Il dégage également d’autres traits spécifiques, tels que le pastiche et les notions de bricolage, de détournement, c’est-à-dire l’appropriation et l’assemblage d’éléments de provenances diverses pour leur donner un sens différent, voire opposé, à celui qu’ils avaient à l’origine.
Le néo-victorianisme est, selon lui une appropriation esthétique et culturelle du XIXe siècle au sens large et qui ne reste pas confinée à l’Angleterre. Jabberwocky répond à tous les critères : le récit s’inscrit dans le contexte victorien et fonctionne sur la base de la récupération et du détournement d’événements historiques, de personnages réels ou fictifs, d’œuvres et même de mythes ou de découvertes scientifiques. À travers ce manga dont l’action se déroule à la fin du XIXe siècle, Masato Hisa revisite des événements historiques en les truffant de dinosaures, élaborant ainsi une histoire alternative. Il récupère et met en scène de nombreux personnages réels (le Tsar de Russie, Schliemann, Ryoma Sakamoto, l’impératrice Cixi, le président des États-Unis, Buffalo Bill, Mao…) ou fictifs (Basil Hallward, le peintre du Portrait de Dorian Gray, le Comte de Monte Cristo, la baleine Moby Dick). Les références et les allusions culturelles sont multiples et variées. Empruntées à des sources éclectiques, elles se glissent partout, dans le texte comme dans les dessins. Certaines sont érudites, sérieuses, d’autres humoristiques, comme cette observation, lorsqu’il est question d’envoyer une fusée sur une comète : "Nous ne sommes pas dans un roman de Jules Verne".
Concernant la technofantasy et le rétrofuturisme, concepts qui se recoupent en partie, la technologie d’avant-garde de l’époque est omniprésente dans le manga. On y voit circuler à peu près tous les moyens de transport que l’on imagine lorsque l’on pense steampunk : sous-marins, dirigeables, trains, véhicule amphibie. Les structures industrielles, laboratoires, réseaux de tuyaux, s’exposent en toile de fond des aventures de nos espions. Ils côtoient les figures emblématiques de la science-fiction que sont Tesla et Edison. À la fin, une invention fait son apparition, l’automobile, dont tout le monde prédit qu’elle n’aura aucun succès mais à laquelle s’intéresse un certain Ford.
Ainsi Jabberwocky possède tous les marqueurs définis par Perschon. En appliquant au manga sa grille de lecture on pourrait le définir comme l’esthétique steampunk appliquée à une uchronie dont le point de divergence se situe il y soixante-cinq millions d’années. Quant au style graphique si particulier, il convient parfaitement à cet univers décalé, bourré d’action et d’écailles, et observé à travers des goggles déformantes.

Aucun commentaire: