9.3.15

Première rencontre avec l'Extrême-Orient

Dans le second volume de ses mémoires, intitulé Le Second rang du collier, Judith Gautier, fille de Théophile Gautier (et qui devint plus tard la romancière qu'on a grand tort d'avoir oubliée, car elle était intelligente, douée pour l'écriture et formée à bonne école)  raconte son premier contact avec l'Orient. Cela se passait à Londres :
 
Un jour, je fis dans la ville une rencontre qui me laissa une impression ineffaçable. Nous nous promenions, ma mère, ma sœur et moi, dans un passage (je ne saurais dire lequel) quand nous vîmes, en face de nous, deux personnages très étranges, suivis par une foule de curieux. C'étaient deux Japonais, dans leur costume national. Ils feignaient de ne pas voir tout ce cortège de badauds, qui les obsédaient cependant, car ils entrèrent, pour y échapper, dans une boutique élégante où l'on vendait toutes sortes d'objets de toilette en ivoire et en écaille. J'étais fascinée.... Ce fut là ma première rencontre avec l'Extrême-Orient; et, par lui, dès cet instant, j'étais conquise.
L'un de ces Japonais paraissait grand, dans les longs plis souples de sa robe de soie. Sa figure pâle, au nez fin et busqué, du type (je l'ai su depuis) le plus aristocratique, avait une expression particulière, mélange de dignité, de grâce mélancolique, de douceur et de dédain. Il était coiffé d'un chapeau, en forme de bouclier, retenu par des bourrelets de soie blanche qui lui passaient sur les joues. Hors de la ceinture, en brocart tissé d'or, qui lui serrait la taille, se croisaient, haut sur sa poitrine, les poignées délicatement ciselées de deux sabres. À côté dépassait un éventail qu'il prenait fréquemment et ouvrait d'un seul geste.
Le teint de l'autre japonais était couleur d'or foncé, et quelques marques de petite vérole lui donnaient l'aspect d'un bronze ancien un peu meurtri par le temps. Il portait deux sabres, aux riches poignées dans sa ceinture de velours.
Leurs sandales, qui tenaient à peine sur leurs chaussettes de toile blanche articulées au pouce, leur donnait une démarche molle et nonchalante.
Ces deux inconnus nous examinaient avec beaucoup de curiosité. Ils savaient quelques mots de français et d'anglais et nous essayâmes de causer. Débarqués en Angleterre depuis quelques jours à peine, ils faisaient leurs premiers pas dans cette Europe qu'ils ne connaissaient pas du tout. On eût dit qu'autour d'eux, sans que rien s'en fût encore dispersé, flottait le parfum et comme l'atmosphère de leur fabuleux pays.
Quelle rencontre fatidique pour moi, quelle vision inoubliable ! Tout un monde inouï m'apparaissait, et une sorte d'intuition (que j'avais toujours en face des choses qui allaient me passionner) me fit l'entrevoir dans son ensemble et me révéla ses beautés spéciales.
Quand, plus tard, j'ai essayé de faire revivre le Japon féodal, dans un roman intitulé : la Sœur du Soleil, c'est toujours l'image saisissante de cet inconnu, aux allures si nobles, qui me servait de modèle pour peindre un de mes personnages, le prince de Nagato.
Qui sait si ces deux samouraïs n'étaient pas ces deux jeune officiers, d'un prince de Nagato justement, qui, à cette époque, où le Japon était encore très fermé aux étrangers, firent, sur l'ordre de leur seigneur, un voyage d'études à travers la civilisation de l'Occident inconnu ?… Qui sait si ce n'étaient pas là, Ito Shunshé et Inouyé Bunda, qui jouèrent, depuis, et jouent encore, un rôle si éminent dans la politique de leur pays ?…
Au moment même où nous essayions, dans ce magasin, d'échanger quelques mots avec eux, tandis qu'ils maniaient de leurs doigts minces des babioles d'ivoire et d'écaillé, un soulèvement terrible – dont la nouvelle n'avait pas encore atteint l'Europe – ensanglantait le Japon. J'ai donné, dans mes Princesses d'Amour, une esquisse de cette guerre civile, de cette étrange révolution, unique dans la chronique du monde, qui fit éclore, de la façon la plus imprévue, le Japon nouveau.
C'est en étudiant l'histoire de cette guerre que j'ai cru retrouver la trace de ces deux jeunes hommes, dont je me souvenais si bien. Quand après deux années de voyage, ils revinrent au Japon, enthousiasmés par ce qu'ils avaient vu, il se heurtèrent à la bataille, qui durait toujours, au cri de : "Mort aux étrangers !"

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