7.1.13

"The Sun" d'Alexandre Sokourov, 2004

J'ai découvert Sokourov récemment et par hasard. Jusque-là je ne m'étais guère intéressée au cinéma russe - vita brevis, on ne peut malheureusement tout voir, et en focalisant sur certaines choses on en écarte d'autres tout aussi intéressantes. Je cherchais des films qui me changent un peu de la routine quand je suis tombée sur son Faust qui venait de sortir en DVD. Faust étant un thème qui me fascine depuis toujours, j'ai voulu en savoir plus sur l'oeuvre et son réalisateur.
En approfondissant, j'ai compris que Sokourov est du genre génial ; le réalisateur assez fou et ambitieux, par exemple, pour concevoir un film constitué d'un seul long plan séquence d'une heure et demie mettant en scène 2000 acteurs, trois orchestres et faisant traverser une trentaine de salles du musée de L'Hermitage pour raconter plus de deux cents ans d'histoire russe ! Cette oeuvre titanesque s'intitule L'Arche russe. Un cinéaste assez gonflé pour balancer un plan-séquence d'une heure et demie doit être de calibre à donner une lecture captivante de Faust, ai-je pensé.  Cela s'est avéré exact.
C'est en visionnant les bonus fournis sur le DVD de Faust que j'ai découvert que ce film était le quatrième volet d'une tétralogie sur le thème du pouvoir, les trois premiers étant Moloch, consacré à Hitler, Taurus à Lénine, et enfin Le Soleil à l'Empereur Hirohito. Vu l'orientation de ce blog, on comprendra que j'ai aussitôt foncé sur Le Soleil, que je n'ai trouvé qu'en version anglaise, The Sun, chez Artificial Eye - la version française étant épuisée et les quelques exemplaires disponibles hors de prix.
De son film, Sokourov écrit : "The Sun est le troisième chapitre de ma tétralogie et il est inextricablement lié à ses prédécesseurs : Moloch et Taurus. Qu'est-ce qui les rapproche plus particulièrement ? La clé est la description d'un héros qui vit une tragédie personnelle".
Le moment choisi par Sokourov est donc cette période charnière de 1945, quand le Japon doit accepter sa défaite puis subir l'occupation Américaine. C'est le moment précis où l'Empereur, bouleversant des codes séculaires, prend la décision de renoncer à son statut divin.
Le génie de Sokourov, c'est de nous faire entrer dans l'intimité de Hirohito, c'est à dire dans celle d'un personnage solitaire et coupé du monde tant géographiquement, à cause de la guerre, qu'humainement, en raison de son statut particulier.
Suivre l'Empereur dans ses rituels quotidiens nous fait aborder l'Histoire sous un angle inhabituel. Une sorte d'angle mort, dirais-je même, puisqu'on ne voit rien de la tragédie qui se déroule autour. On ne connaît de la guerre que ce qu'en disent les rapports embarrassés des militaires chargés de tenir l'Empereur au courant de la situation. On entend les sirènes et les bruits des bombardements. Plus tard, on voit le tas de ruines carbonisées qu'est devenue Tokyo quand la voiture de l'Empereur traverse les décombres pour se rendre aux convocations des Américains.
Pendant la guerre, l'Empereur donne des avis sous formes de propos sibyllins que les militaires écoutent avec respect, mais n'entendent pas, ensuite on assiste à de bizarres tête-à-tête entre MacArthur et l'Empereur, où chacun ne sait trop comment se comporter vis à vis de l'autre. Sachant le Japon en plein chaos, tout ce que l'Empereur fait et dit paraît tantôt incongru, tantôt futile ou déplacé. On se rend très vite compte que sa position, qui le met au-dessus des hommes et lui donne un grand pouvoir moral, est assortie de tout un tas d'interdits qui en font de fait un personnage prisonnier de l'étiquette. Il ne peut agir comme bon lui semble, et ce sont d'ailleurs ses serviteurs proches qui s'avèrent les meilleurs gardiens du protocole tant ils semblent choqués et embarrassés à chaque fois que l'Empereur s'écarte de la ligne tracée par la tradition. Coincé dans cette situation, on se demande alors ce que Hirohito pouvait faire. On conclut que probablement pas grand chose, et on réalise, que c'est paradoxalement au moment où il renonce à son statut divin qu'il gagne en pouvoir réel.
Ce long huis clos a pour effet de créer une forme d'empathie avec le personnage, et ce rapport du spectateur au souverain est géré de manière brillante, car Sokourov réussit à nous le rendre humain tout en maintenant une distance que je qualifierais de protocolaire. On n'en sait pas beaucoup plus sur l'Empereur à la fin, on perçoit seulement qu'il a dû beaucoup se contraindre pour passer de l'état de dieu invisible et révéré, à celui de personnage publique prenant la pose devant ces journalistes étrangers qui le traitaient en bête curieuse.
Le glissement progressif vers l'abandon de son statut est rendu sensible, dans le film, par de petits changements, des détails. Il y a, notamment, ce moment où au QG Américain, le général MacArtur congédie l'Empereur et le laisse partir seul, sans le raccompagner. On voit alors l'Empereur embarrassé hésiter devant la porte qui reste fermée devant lui. Il finit par se pencher et l'ouvrir lui-même, maladroitement, puis se retourne pour saluer le général resté assis. Ouvrir une porte n'est rien, mais pour lui, cela revient à briser le protocole. On réalise alors que cet homme n'avait probablement jamais ouvert une seule porte de sa vie.
C'est d'ailleurs une porte très symbolique que cette porte qu'il ouvre lui même, symbolique de son statut perdu mais aussi du destin qu'il donne ainsi au Japon, car à travers ce film, Sokourov a voulu montrer ce qu'il définit comme l'issue constructive d'une situation tragique. Contrairement à Hitler qui a préféré mener son pays au chaos, ou a Lénine qui s'est accroché à son pouvoir, Hirohito a eu la sagesse et la grandeur de savoir renoncer à son statut pour le bien de la nation. Sokourov explique : "Il apparaît qu'il existe différentes manières de sortir de situations tragiques. L'Empereur japonais Hirohito est le symbole d'une issue constructive, ou plus exactement, d'une continuation - la vie. Il est possible de voir avec un regard intérieur, les ruines d'une ville détruite, mais on peut aussi y voir les dizaines de bâtiments épargnés - afin de remettre les choses en perspective. Pour cela, il est faut une nature humaine spéciale." [...] "Hirohito a préféré le sauvetage de vies humaines à l'idée de fierté nationale. C'est le grand legs de Hirohito et des ces politiciens américains qui ont su comprendre et apprécier sa position. En 1945, Hirohito et MacArthur on trouvé une issue à une situation qui paraissait insoluble".
Il ajoute, "Je ne fais pas des films sur des dictateurs, mais je fais des films sur ces personnages qui sortent de l'ordinaire. Ils paraissent avoir tous les pouvoirs. Mais des traits humains, tels que la faiblesse et la passion affectent leurs actes plus que leur statut ou les circonstances. Les qualités humaines dépassent toute situation historique, elles la dépassent et sont plus fortes."
Le Soleil est  un film où il ne se passe pas grand chose, mais qui donne énormément à réfléchir pour peu que l'on s'intéresse à l'histoire et à l'être humain en général. Ce que l'on retient de cet Empereur c'est une impression de grande dignité. On ne peut guère le comparer à  Hitler ou Lénine, ou seulement comme l'a fait Sokourov, comme contre-exemple, car il y a entre lui et les deux autres toute la distance qui peut exister entre un souverain légitime pour qui le pouvoir est un devoir à assumer, et deux parvenus avides pour lesquels la conquête et l'exercice du pouvoir sont des fins en soi.

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