J'ai découvert Sokourov récemment et par hasard. Jusque-là je ne m'étais guère intéressée au cinéma russe - vita brevis, on ne
peut malheureusement tout voir, et en focalisant sur certaines choses on en
écarte d'autres tout aussi intéressantes. Je cherchais des films qui me changent
un peu de la routine quand je suis tombée sur son Faust qui venait
de sortir en DVD. Faust étant un thème qui me fascine depuis toujours, j'ai voulu en savoir plus sur l'oeuvre et son réalisateur.
En
approfondissant, j'ai compris que Sokourov est du genre génial ; le réalisateur assez fou et
ambitieux, par exemple, pour concevoir un film constitué d'un seul long plan
séquence d'une heure et demie mettant en scène 2000
acteurs, trois orchestres et faisant traverser une trentaine de salles du musée de
L'Hermitage pour raconter plus de deux cents ans d'histoire russe ! Cette
oeuvre titanesque s'intitule L'Arche russe. Un
cinéaste assez gonflé pour balancer un plan-séquence d'une heure et demie doit être de calibre à donner une lecture captivante de Faust, ai-je pensé. Cela
s'est avéré exact.
C'est en visionnant les bonus fournis
sur le DVD de Faust que j'ai découvert que ce film était le quatrième
volet d'une tétralogie sur le thème du pouvoir, les trois premiers étant
Moloch, consacré à Hitler, Taurus à Lénine, et enfin Le
Soleil à l'Empereur Hirohito. Vu l'orientation de ce blog, on
comprendra que j'ai aussitôt foncé sur Le Soleil, que je n'ai trouvé
qu'en version anglaise, The Sun, chez Artificial
Eye - la version française étant épuisée et les quelques exemplaires disponibles
hors de prix.
De son film, Sokourov écrit : "The Sun est le
troisième chapitre de ma tétralogie et il est inextricablement lié à ses
prédécesseurs : Moloch et Taurus. Qu'est-ce qui les rapproche
plus particulièrement ? La clé est la description d'un héros qui vit une
tragédie personnelle".
Le moment choisi par Sokourov est donc cette période charnière
de 1945, quand le Japon doit accepter sa défaite puis subir l'occupation
Américaine. C'est le moment précis où l'Empereur, bouleversant des codes séculaires, prend
la décision de renoncer à son statut divin.
Le génie de Sokourov, c'est de nous
faire entrer dans l'intimité de Hirohito, c'est à dire dans celle d'un
personnage solitaire et coupé du monde tant géographiquement, à cause de la guerre, qu'humainement, en raison de son statut particulier.
Suivre l'Empereur
dans ses rituels quotidiens nous fait aborder l'Histoire sous un angle
inhabituel. Une sorte d'angle mort, dirais-je même, puisqu'on ne voit rien de la tragédie
qui se déroule autour. On ne connaît de la guerre que ce qu'en disent les
rapports embarrassés des militaires chargés de tenir l'Empereur au courant de la situation. On entend les sirènes et les bruits
des bombardements. Plus tard, on voit le tas de ruines carbonisées qu'est
devenue Tokyo quand la voiture de l'Empereur traverse les décombres pour se rendre aux
convocations des Américains.
Pendant la guerre, l'Empereur donne des avis sous
formes de propos sibyllins que les militaires écoutent avec respect, mais n'entendent pas, ensuite on assiste à de bizarres
tête-à-tête entre MacArthur et l'Empereur, où chacun ne sait trop
comment se comporter vis à vis de l'autre. Sachant le Japon en plein chaos, tout ce que l'Empereur fait
et dit paraît tantôt incongru, tantôt futile ou déplacé. On se rend très vite compte que
sa position, qui le met au-dessus des hommes et lui donne un grand pouvoir
moral, est assortie de tout un tas d'interdits qui en font de fait un
personnage prisonnier de l'étiquette. Il ne peut agir comme bon lui semble, et
ce sont d'ailleurs ses serviteurs proches qui s'avèrent les meilleurs gardiens du
protocole tant ils semblent choqués et embarrassés à chaque fois que l'Empereur
s'écarte de la ligne tracée par la tradition. Coincé dans cette situation, on se demande alors
ce que Hirohito pouvait faire. On conclut que probablement pas grand chose, et
on réalise, que c'est paradoxalement au moment où il renonce à son statut divin
qu'il gagne en pouvoir réel.
Ce long huis clos a pour effet de créer une forme d'empathie avec le personnage, et ce rapport du spectateur au souverain est géré de manière brillante, car Sokourov réussit à nous le rendre humain tout en maintenant une distance que je qualifierais de protocolaire. On n'en sait pas
beaucoup plus sur l'Empereur à la fin, on perçoit seulement qu'il a dû beaucoup se contraindre pour
passer de l'état de dieu invisible et révéré, à celui de personnage publique prenant la pose devant ces journalistes étrangers qui le traitaient en bête curieuse.
Le glissement progressif vers l'abandon de son statut
est rendu sensible, dans le film, par de petits changements, des détails. Il y
a, notamment, ce moment où au QG Américain, le général MacArtur congédie
l'Empereur et le laisse partir seul, sans le raccompagner. On voit alors
l'Empereur embarrassé hésiter devant la porte qui reste fermée devant lui. Il
finit par se pencher et l'ouvrir lui-même, maladroitement, puis se retourne pour
saluer le général resté assis. Ouvrir une porte n'est rien, mais pour lui, cela
revient à briser le protocole. On réalise alors que cet homme
n'avait probablement jamais ouvert une seule porte de sa vie.
C'est d'ailleurs
une porte très symbolique que cette porte qu'il ouvre lui même, symbolique de
son statut perdu mais aussi du destin qu'il donne ainsi au Japon, car à travers
ce film, Sokourov a voulu montrer ce qu'il définit comme l'issue constructive
d'une situation tragique. Contrairement à Hitler qui a préféré mener son pays au chaos,
ou a Lénine qui s'est accroché à son pouvoir, Hirohito a eu la sagesse et la grandeur de savoir
renoncer à son statut pour le bien de la nation. Sokourov explique : "Il apparaît qu'il existe différentes manières de sortir de
situations tragiques. L'Empereur japonais Hirohito est le symbole d'une issue
constructive, ou plus exactement, d'une continuation - la vie. Il est possible de
voir avec un regard intérieur, les ruines d'une ville détruite, mais on peut
aussi y voir les dizaines de bâtiments épargnés - afin de remettre les choses
en perspective. Pour cela, il est faut une nature humaine
spéciale." [...] "Hirohito a préféré le sauvetage de vies
humaines à l'idée de fierté nationale. C'est le grand legs de Hirohito et des ces
politiciens américains qui ont su comprendre et apprécier sa position. En 1945,
Hirohito et MacArthur on trouvé une issue à une situation qui paraissait
insoluble".
Il ajoute, "Je ne fais pas des films sur des dictateurs, mais je fais des
films sur ces personnages qui sortent de l'ordinaire. Ils paraissent avoir tous
les pouvoirs. Mais des traits humains, tels que la faiblesse et la passion
affectent leurs actes plus que leur statut ou les circonstances. Les qualités
humaines dépassent toute situation historique, elles la dépassent et sont plus
fortes."
Le Soleil est un film où il ne se passe pas grand chose, mais
qui donne énormément à réfléchir pour peu que l'on s'intéresse à l'histoire et à l'être
humain en général. Ce que l'on retient de cet Empereur c'est une impression de grande dignité. On ne peut guère le comparer à Hitler ou Lénine, ou seulement comme l'a fait Sokourov, comme contre-exemple, car il y a entre lui et les deux autres toute la distance qui peut exister entre un souverain légitime pour qui le pouvoir est un devoir à assumer, et deux parvenus avides pour lesquels la conquête et l'exercice du pouvoir sont des fins en soi.
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